Rameur contre rameur : le match au bout de l’enfer

 

Tout le monde a vu Kramer contre Kramer, ce vieux film américain mettant en scène une guerre (judiciaire) au sein d’une même famille. Trente ans plus tard, je l’ai revisité à ma sauce : voici rameur contre rameur, une guerre tennistique entre deux joueurs de la même espèce, celle des gros rats de fond de court. Un match digne d’un film, version très long-métrage…

 

Surface : Champ de violettes (couleur Indian Wells).
Niveau de compétition : 2è tour.
Classement adversaire : 15/5.
Sensations : Balai (électrique) dans le cul.
Magnitude d’énervement sur l’échelle de Benoît Paire : 8/10.

 

Salut à tous,

 

Avant tout, sachez que ces lignes marquent le début de ma déchéance : je dispute ici mon tout premier tournoi vétéran, et j’ai un peu cette sensation d’être le personnage principal d’Avatar débarquant dans une galaxie parallèle. Au 1er tour, j’ai rencontré une créature étrange, momifiée des coudes jusqu’aux chevilles, qui m’avait proposé des revers « scliftés » à l’effet papillonnant inconnu sur Terre. Je vous ai épargné le compte-rendu car j’ai déroulé grave (victoire 6/2, 6/1), mais j’ai bien compris que ce troll tombé du ciel était surtout le messager d’un avertissement sans frais : « prend garde à toi, ô étranger. Le danger rôde partout sur cette planète hostile. »

 

De fait, le 2è tour me propose un spécimen d’un style complètement différent : j’arrive et je le vois de loin, l’allure juvénile, sportswsear, capuche sur la tête, jogging ample et earPod dans les oreilles. Visiblement, aujourd’hui, ce n’est pas du tout un papy grabataire qui me sera proposé, mais un adulescent en pleine crise de la quarantaine et en pleine possession de ses moyens physiques. Je saisis aussi rapidement le style de jeu qu’il va me proposer. Au tennis, on décèle en général très vite la nature de son adversaire. Mais alors, s’il y a une race que l’on détecte encore plus rapidement, c’est bien celle des rameurs ! Ça se voit à leur tête, leur dégaine, leur manière de parler, de marcher et même à leur manière de sortir la raquette de leur sac. Bon, il faut dire aussi que j’ai l’œil expert car j’appartiens moi-même, avouons-le, à cette grande famille des mal-aimés du tennis, considérés comme des casse-couilles de première et empêcheurs de jouer sans faire des ronds, souffre-douleurs de ceux qui s’estiment bien au-dessus mais qui ne sont jamais parvenus à nous battre.

 

Juste avant l’échauffement, le gars me fait en prime un coup qui ne laisse plus l’ombre d’un doute : il consacre trois bonnes minutes à faire des va-et-vient derrière la ligne de fond de court, alternant pas chassés et pas courus, flexion-extension-planter du bâton, le tout assorti de grandes rotations d’épaule, façon Michael Phelps en chambre d’appel. Cela dit, il a plutôt raison de chauffer la machine vu le froid de gueux qui règne dans cette salle déjà improbable, style Art Déco à l’extérieur, couleur violette à l’intérieur, un ton certes à la mode sur les Masters 1 000 mais que je n’avais encore jamais vue dans nos tournois d’agriculteur. Franchement, quitte à se la jouer Masters 1 000, ils auraient pu prévoir le chauffage… Mais non. Nous jouerons donc par – 5 degrés. C’est un concept. Quant à moi, si j’ai bien un défaut – parmi d’autres – au tennis, c’est que j’ai horreur de m’échauffer. Je garde les mains enfouies dans mon survêtement hors d’âge, que je conserverai tout le match, tel un bon vétéran. Et, la tête rentrée dans ma nuque, raide comme un piquet, j’attends que mon adversaire ait fini de jouer les chauffeurs de salle.

 

Plus rare qu’une phrase intelligente de Raquel Garrido…

 

Ce qui m’effraie un peu, c’est que je ne me sens pas hyper prêt à l’atroce combat qui s’annonce. La veille, j’ai puisé dans je ne sais quel méandre de mon cerveau l’idée saugrenue de me servir un double pastis pas frais à l’apéro, moi qui n’en boit jamais ! Et j’en ai gardé un fond de mal de crâne peu compatible avec le jeu de migraineux que s’apprête à me proposer Michael Phelps. Lequel me fait rentrer très vite dans le vif du sujet. Je vous la fais courte. Je gagne le toss, je choisis de servir pour faire boss et voici en streaming exclusif notre premier échange du match :

 

Je finis par perdre ce premier point sur un coup droit ras des pâquerettes (des violettes, pardon) Et que n’entends-je pas alors ? Un « allleeezzz !!! » parfaitement sonore venu d’en face ! Ça surprend. Le ton est donné…

 

Le début du match n’est pas à mon avantage. Les sensations ne sont pas si mauvaises, mais je suis crispé et j’ai tendance à refuser le combat. Je suis mené 2-0, deux balles de 3-0. Je reviens finalement à 1-2 en enchaînant un service gagnant et un ace, événement plus rare qu’une phrase intelligente de Raquel Garrido. Mais je ne reverrai jamais mon break de retard : chose encore plus rarissime, surtout pour un match opposant deux rats de bas niveau, nous conservons nos services jusqu’à la fin du set, que je perds 6/4 d’une volée de revers déposée dans le filet avec la tranche de ma raquette, alors que j’avais la ligne droite de Longchamp pour conclure. Eh ben vous savez quoi ? Je ne pipe mot, à moitié anesthésié par le froid, le pastis et le jeu lénifiant de mon adversaire, qui lui a regagné sa chaise à peu près de cette manière :

 

Je démarre le 2è set animé d’une seule envie : celle de dérouler un tennis propre et appliqué, sans arrière-pensée quant au résultat dont je suis à près sûr, à cet instant, qu’il me sera défavorable. J’ai une pensée aussi pour cet excellent article de Blog Tennis Concept sur la manière de battre un rameur : privilégier le jeu vers l’avant au jeu en puissance, le forcer à tirer lobs et passings, chose qu’il déteste. Je suis bien placé pour le savoir. Mais le savoir est une chose, (bien) le faire en est une autre.

 

Je poursuis néanmoins dans cette voie, essayant de me montrer le plus « offensif » des deux, domaine dans lequel je me sens un peu plus à l’aise que lui. C’est de toute façon la seule issue possible, car c’est clairement pas le genre de mec que j’aurais au physique. Relâché par la perspective de la défaite, je décide même d’en rajouter une couche à l’entame du 2è set. Je n’en suis pas payé dans le premier jeu, que je perds après avoir mené 40-15. A 6/4, 1-0 et 15-0 contre moi, la situation est compliquée. Perdu pour perdu, je sors alors d’on ne sait où quatre points gagnants consécutifs : volée de revers amortie, coup droit, smash et volée haut de coup droit. Quatre à la suite ! T’en dis quoi Julien Lepers ?

 

Du théâtre de boulevard raquette en main

 

Bref, je reviens miraculeusement à 1-1 et c’est alors que mon adversaire connaît son premier moment de relâche dans son entreprise d’euthanasie tennistique – il mettra ça après coup sur le compte du réveil subit d’une vieille douleur au dos -, ce qui me permet de me détacher 3-1. Excuse bidon ou pas, ça me relance dans ce match qui est en train de basculer progressivement dans la folie. Nous enchaînons les rallyes tragi-comiques dans lesquels mes misérables velléités offensives se heurtent à ses pathétiques démonstrations de self-défense, ce qui donne en gros des alternances de volées pas bien claquées, de lobs mal appuyés, de contre-lobs catastrophés, de tentatives d’amorties désabusées et ainsi de suite jusqu’à ce parfois, quasi-littéralement, mort s’en suive pendant l’échange. Du théâtre de boulevard raquette en main !

 

Notre rapport de force a toutefois évolué. Désormais, je suis mieux dans le match, je suis plus calme, je sens mieux mon coup droit grâce une visualisation de « fouetté » du poignet à la Nick Kyrgios, j’essaye de dérouler un tennis à la fois offensif et posé qui n’est pas sans me rappeler intérieurement celui de Petra Kvitova. N’importe nawak. N’empêche que quand je mets l’intensité maximale, je suis maintenant légèrement au-dessus. Problème : chaque jeu me demande tellement d’énergie que je le paie toujours cash au jeu suivant. Je peste donc contre cette inconstance qui va me suivre jusqu’à la fin du match. Mais bon gré mal gré, mes deux jeux d’avance vont me permettre d’aller au bout du 2è set en usant, sur la balle de set, d’une tactique de vieux renard : retour chopé de coup droit sur le revers, suivi d’une montée au filet à l’intox. Il en résulte, inévitablement, un passing dans le filet. 6/4. Merci Blog Tennis Concept.

 

Si votre ramage est à la hauteur de votre grand âge…

 

Je réalise alors qu’il s’agit de mon premier match en trois sets depuis mon « come back » l’année dernière. Comme je ne suis pas complètement naïf, je sais que le plus dur reste à faire. Evidemment, mon adversaire attaque ce set décisif pied au plancher. Je m’y attendais mais je ne peux y répondre, et me voici mené 1-0, avec plusieurs balles de 2-0 à sauver dans un jeu à rallonge qui sera probablement le paroxysme de notre duel. Mais je reviens finalement à 1-1 et ça ressemble à un autre gros tournant dans ce match épique.

 

Honnêtement, alors que j’ai pourtant une condition physique de bête en ce moment, c’est je crois la première fois que j’en chie autant sur ce point. Parfois, j’arrive à la volée les yeux embués tellement les 45 coups de raquettes précédant la montée m’ont fait mal. D’autres fois, nous finissons tous deux certains échanges courbés sur la raquette, tels deux papys accrochés à leur canne après une course de déambulateur. Bref, en ce début de 3è set, on est un peu dans ce mode là :

 

 

En face, le mec ne prend même plus soin de se « cacher » : ça y est, il a poussé le mode rameur à son volume maximum. A ce niveau de « ramage », ce n’est plus du tennis, c’est de l’aviron : premières balles assurées, deuxièmes balles poussées en prise coup droit, « moonshots » systématiques, aucune prise d’initiative sauf de rares montées « obligées », sur mes balles courtes, et de temps à autres quelques amorties pas bien touchées, mais bien senties. Le bougre n’est pas bête, il a bien vu ma position sur le terrain… :

 

J’hésite à l’insulter, mais ce serait un peu l’hôpital qui se fout de la charité. Et puis, je me dois de faire bonne figure devant le public en délire (enfin, le papy qui vient faire son tennis dominical) ayant pris position sur le court d’à côté :

 

Ah tiens, ça y’est, je suis un gros con…

 

Le problème des rameurs, c’est qu’ils vous placent dans une situation d’insécurité permanente. Déjà parce qu’il est difficile d’étalonner son niveau face à eux. De 30/1 à 15/1, ils font grosso modo tous à peu près la même chose, leur classement dépendant surtout de leur efficacité physique et mentale. Dans le cas présent, ayant pris l’habitude de ne plus regarder le classement de mes adversaires, je ne sais absolument pas si je suis en train de faire une perf’ ou de la grosse daube (il me dira finalement qu’il vient de perfer à 15/4). A côté de ça, le rameur vous met une pression psychologique permanente. Là, mon adversaire m’a carrément déclaré la guerre, hurlant des « alleeez » sonores et décomplexés à chaque point gagné, y compris sur des grosses fautes de fatigue de ma part.

 

Je murmure à son intention cette phrase que je ne vais cesser de répéter de plus en plus en fort au fil des jeux : « pas sur mes fautes, stp… ». Ah tiens, ça y est, je suis un gros con ! C’est bon signe, ça veut dire que je suis à fond dans mon match. Et c’est vrai que je joue plutôt bien maintenant. Bon, intérieurement, c’est du grand n’importe quoi, je suis toujours dans mon « trip-mix » Kvitova-Kyrgios saupoudré d’un peu de Rafa pour la combativité. Mais ça fonctionne. Je me détache 3-1. Rien n’est fait pour autant car je continue à jouer sur courant alternatif. Je ne parviens donc pas à creuser l’écart mais je maintiens mon avance. A 5-3, je commence à penser que ça sent bon. Mais, là je mouille, saccage trois volées et voilà la sangsue qui revient à 5-4. Puis 40-15, deux balles de 5-5 après une nouvelle faute directe de ma part qui a déclenché chez lui une réaction de quasi-hystérie. Cette fois, je craque complètement et hurle à pleins poumons quelque chose qui ressemble à peu près à ça (la tête incluse) :

Je ne sais pas si je l’ai perturbé, mais en tout cas mon coup de gueule a marché. Je lâche ensuite un coup droit gagnant qui a beaucoup à voir avec des résidus d’énervement restant encore à évacuer. Derrière, mon adversaire commet une toute aussi rare faute directe. 40-40, Puis, surpris sans doute par un rarissime passing de revers que je parviens à lui glisser dans les pieds au terme d’un nouvel échange dantesque, il dévisse une vilaine volée de coup droit. Balle de match. Je prends tout mon temps avant ce point crucial, me tourne quelques secondes vers la bâche de fond de court, façon Sharapova, et me surprend alors à serrer discrètement le poing. Geste complètement idiot, mais on joue depuis 3h dont 1h15 pour le seul 3è set, et je crois que je suis tout simplement en train de disjoncter.

 

L’échange s’engage et une voix intérieure me passe un ordre non négociable : chip&charge sur son revers, pour éviter de gamberger dans ce moment crucial. A la première micro-ouverture, j’y vais à fond, les yeux fermés. La qualité du chop est si mauvaise qu’elle en ferait se retourner le pauvre Rod Laver dans sa tombe (ah non, merde, il est pas mort…). Mais ça suffit à ce que le pauvre malheureux s’emmêle les guiboles. Son passing de revers, modèle de mouillage intégral, se crashe avec fracas dans le couloir. S’ensuit un silence assourdissant, brisé par un cri de bête :

  • « Allllllllleeeeeeeeeeeeeeeeeeeezzzzzzzzzzz !!! » » »

Merde, cette fois, c’est moi qui vient de lâcher ce truc immonde. J’enjambe le filet comme si je venais de gagner la coupe Davis (la vraie, pas l’infâme projet de Gérard Piqué). Je veux lui « shaker » la main comme les pros, ça me semble un minimum, après un tel combat. Je suis même à la limite de lui tomber dans les bras. Il refuse mes avances et me tend une main molle et polie de working-girl. Je lui glisse un mensonge éhonté : « Super match, je me suis régalé. » Cinq minutes avant, j’étais à deux doigts de lui mettre ma raquette entre les deux yeux…

 

Résultat : Victoire 4/6, 6/4, 6/4

 

Moi dans ma voiture après le match

 

Moi à mon retour à la maison

 

Mes pompes et mes chaussettes avant leur départ pour la poubelle

 

9 thoughts on “Rameur contre rameur : le match au bout de l’enfer

  1. Ton 1er match en 3 sets en 2 ans?!?
    Moi ça doit être 2 matches sur 3 qui vont en 3 sets..
    Félicitations pour cette victoire, ca te rapportera des points car il va au minimum se maintenir.

  2. Les rameurs – aussi appelés Crocos par chez moi… Le cauchemar absolu ! Combien de matchs perdus par de braves gars tentant de jouer un tennis « honorable » et humiliés par d’infâmes moon balls ?

    Effectivement un seul match en 3 sets sur deux ans c’est assez étonnant !

    Très bon papier, comme d’hab’…

  3. Bravo… Rien qu’en le lisant, ce papier m’a épuisé. Tellement vrai, tellement drôle!

  4. Roooo bravo moi je me suis régalé à lire le récit de cette odyssée, fou rire assuré, quel talent !

  5. Moooort de rire

    Excellent … éclatant de verité, tant la facon de raconter que le ressenti dans ce genre de match … mais mort de rire à lire !!! meeerccciiiiiiiiiiii

  6. Ahhhh quel bonheur de mettre des mots sur cette sensation bizarre lorsque tu joues un rameur!!!! Punaise (pour rester poli), j’en peux plus de ces joueurs. Si je jouais contre toi, je n’exclue pas une insulte échappée suite au 45ème échange à 4-5 au 3ème set!
    Car visiblement tu en fais partie de cette espèce si répandue de rameurs. Après ce n’est que du tennis…. le lendemain c’est reparti😜.
    Très bon article 👍

  7. Merci pour cette article, quelle écriture, un régal!
    je viens de vivre le même type de match et ton article met les mots sur l’enfer que j’ai vécu;j’ai réussi par gagner en trois sets ce match d’une indigence tennistique difficilement qualifiable: jambes et bras en coton, festival de moonballs, des volées en papier mâché bref une bouillie immonde, charcutage en règle même en coup droit, etc. Je ne sais même pas comment je m’en suis sorti, et je ne me souviens même pas comment j’ai conclu la balle de match alors que j’ai joué …..hier!!
    Le tennis est vraiment un sport de fou!

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