Les choses de la vie intérieure, par Jean-Loup Dabadie

Cinéaste de génie – auteur notamment de « Un éléphant, ça trompe énormément »- et académicien, entre autre pedigree flatteur, Jean-Loup Dabadie était surtout un tennisman invétéré. Un tennisman comme vous et moi. Un tennisman de merde, quoi. En 1992, il avait publié dans Tennis Magazine ce récit (imaginaire ?) hilarant dans lequel il narrait sa piètre contre-performance face à un Non Classé, alors que lui-même était classé 30/1. Le voici, en intégralité, à la virgule (et à la faute directe) près…

 

 

6/2, 5-4 pour moi.

Sympa, ce petit tournoi. A côté d’un potager. Quelques abeilles, un petit vent de pays, j’aime bien. J’aime bien aussi ma façon de jouer, là. A 4-0 dans le premier, mon « adversaire », un type gentil, sans fond de jeu mais gentil, a éternué sur sa deuxième balle qui s’est écrasée dans la toile sur le Z de Zapi –c’est le sponsor, pizza à domicile. J’ai aussitôt fait signe avec l’index et le majeur. « Deux ». Et je me suis replacé en position d’attente, le corps en balance d’un pied sur l’autre.

Ce matin, même attitude, j’ai été très cool avec Marie-Sylvie. Pornichet dans sa famille pour les vacances, là encore j’aurais pu contester la décision, et là encore j’ai fait signe, avec le pouce cette fois : O. K. ! Pour bien jouer, il faut être bien dans sa peau : et moi, en plus, j’ai besoin d’être bien dans la peau des autres. 5-5 et 0-40, dans tout ça.

 

Eho. Gaffe… J’ai réunion à dix-huit heures avec le Pharaon (un sobriquet comme un autre, parce qu’il est en haut de la pyramide) mais si on joue un troisième et même si je l’expédie vite fait bien fait, avec les embouteillages pour rentrer « sur » Paris comme disent les petits cadres nerveux de la boîte… Ecartons cette image et concentrons-nous, parce que Monsieur veut me lober.

Il veut me lober. D’accord. J’avance –sans courir !- jusqu’à mi-court et, le bras porteur cassé sur l’omoplate, le doigt de l’autre main pointé sur le petit OVNI jaune, sans aucune émotion, je frappe (accélération en fin de boucle).

Air shot. O. K., merci le soleil, autre OVNI jaune que j’ai pris dans l’œil.

5-6 pour lui.

 

Au changement, je lui fais le coup qui me tue intérieurement de rire. Alors que tout un chacun crève de chaleur, la langue dehors comme les chiens sur le carrelage en été, je dis quand ma tête émerge de la serviette : « On commence juste à être chauds, non ? » Et je repars en sifflotant imperceptiblement.

Ne jamais oublier que la base du tennis est là : il faut mettre l’adversaire sous influence.

Le déstabiliser dès le vestiaire, poignée de main très distraite, masque. Pendant les balles, le faire briller au filet en s’écriant une fois ou deux : « Parfait » (il les sortira de trois mètres dès le premier jeu). Le tirage : « pointe en haut » ou « pointe en bas », dire en riant qu’on s’en fout et, tournant le dos pendant que l’autre fait faire la toupie à sa raquette, pratiquer des assouplissements complexes genre Bolletieri sur cassette, étirements, talons aux fesses, etc… Tout à l’heure, je lui ai fait en prime la rotation des cervicales, les yeux fermés.

 

Juste avant –attention, juste avant– de commencer, ne pas manquer de sortir du sac des petites tablettes, n’importe lesquelles, et les croquer lentement, le regard dans le vague. Boire à toutes petites gorgées.

En match, s’il trouve un ou deux aces dans la hotte du Père Noël, l’en féliciter exagérément : « il est injouable, votre service ! » Ce principe-là, tiré du Corbeau et le renard, est infaillible. On peut aligner derrière plusieurs jeux blancs, surtout si on a pris soin d’ajouter en s’essuyant les doigts un à un : « Vous mettez de l’effet ou quoi ? ».

 

Bon, 6-6, mon égalisation, je la fais courte : c’est l’histoire d’un type –un exemple au hasard, moi- qui fait visiter à un autre type le court n°7 d’un club de banlieue. Droite, gauche, gauche, gauche, droite. On ne rit pas.

Cela dit, il court subitement comme un lapin à piles. Je dégouline. C’est lui qui court et c’est moi qui dégouline. Marrant.

 

Tie break. Un peu d’histoire : c’est toujours le meilleur serveur qui gagne. Je vais donc exploser ce type charmant, le tennis n’est qu’un jeu, et je m’amuse à lui faire cadeau du premier point : il a vu ma deuxième balle « dehors » (elle est intérieur ligne) et j’ai encore levé la main pacifiquement : « No problem. »

Peu après, la double que j’ai commise n’était pas discutable. Ni celle qui s’ensuit, mais là, j’ai fait exprès de servir deux fortes après deux fortes, en somme quatre premières balles de suite, pour indiquer que je ne changeais pas d’option de jeu. Pas un trait de mon visage n’a bougé.

 

Il fait chaud, donc soif. Au début du set, j’ai tendu la bouteille vide à un jeune très sympa qui passait : « De l’eau, merci ! » J’attends son retour. Nous échangeons des points faiblards.

Sauf un qui m’a bien plu : à l’occasion d’un contre-pied involontaire –le manche a tourné dans ma main et ma balle est partie avec une certaine autonomie-, on a vu pépère s’étaler et s’emporter furieusement contre la surface. Comment peut-on critiquer une surface, à notre époque ? Ne jouons-nous pas sur toutes sortes de surfaces ? Le mental ne doit même plus en tenir compte. En Australie, chez les aborigènes, j’ai joué sur un agglomérat composé de fiente d’autruche et de terres cuites (classées) pilées, ce qui donnait un rebond infect. J’ai perdu. Pas un trait de mon visage n’a bougé.

 

Balle de set pour lui, sur ces entrefaites. Comment est-ce arrivé ? Un tout petit relâchement de ma concentr’ (dans un flash, j’ai pensé à Bergerol qui va évidemment s’asseoir à côté du Pharaon), et d’autre part je ne savais pas que dans ce club, en tournoi, on ne comptait pas les fautes de pied. Mon vis-à-vis a fait le point en servant en marche, enjambant la ligne de fond comme un truc qui le gênait, et boum. Ah bon. D’accodac. On fait comme ça.

A moi. Je sers, et bien entendu je monte au bluff. Tétanisé, il essaie de me passer sur ma droite. La balle momolle du non classé aux abois, la peur de gagner, etc. : un peu par vice, je fais semblant de mettre la raquette et je la retire au dernier moment : balle out. Non. Sur la ligne. Sur la ligne ?

 

J’interroge l’arbitre, d’un simple regard. Il fait signe du plat de la main : « Bonne. » Pour qui il se prend celui là ? Probablement le beau-frère de la petite boulotte du secrétariat, et il singe les grands arbitres internationaux. « Bonne. » Il tapote le vide, à nouveau. J’opine sobrement. Du haut de son perchoir, comme s’il était le Président de l’Assemblée Nationale avant un vote de confiance, il nous annonce solennellement : « Troisième et dernière manche. » Merci, on le sait.

artfichier_750318_6802962_201701153514123

D’un autre côté, c’est bon de faire durer, en prévision des tours à venir. Borg, pas le travelo, le vrai Borg, prolongeait exprès ses premiers matches sur le central pour s’accoutumer à la surface. Tout le monde s’en souvient.

A propos de surface, moi aussi je viens de glisser. Ces surfaces-là, genre tapis de judo, la Fédé devrait quand même les interdire, elles sont trop caduques. Dangereuses. Il faut les donner à l’abbé Pierre.

 

0-1, break pour lui qui court de plus belle, d’une course bien tartignole, les pieds en canard.

Au changement, je pense rapidement à Marie-Sylvie, et au Pharaon. Et je me reprends.

1-1, 1-2, 1-3. Je reconnais que j’ai vécu une petite traversée du désert, là. Il faut accepter ça. Le tennis est un jeu. Je souris. Avec mes ongles, je fais crisser les cordes de mon tamis, et je relève la tête. Il sert à 1-4. Est-ce qu’on pourrait signaler aux ouvriers qui éventrent la rue voisine qu’ici on dispute un tournoi de tennis, et que le marteau-piqueur est responsable de plus d’une volée boisée ? C’est dingue, ça.

 

Première balle, faute. Deuxième, une petite éponge qui flotte dans l’atmosphère avant de retomber au milieu de mon carré. Je l’attaque sans état d’âme, l’éponge devient une pêche qui repart à 107 km à l’heure. Faute de deux mètres à l’ouest du couloir côté potager, O. K. : mais si maintenant je ne lâche pas mes coups, quitte à vendanger des points rigolos, mon jeu va s’ankyloser.

En plus, l’autre, alors qu’il mène, se planque au fond et il me renvoie des balles dévitalisées.

René Lacoste a beau dire aux joueurs français que le tennis est un jeu qui consiste à mettre la balle dans le court, personnellement, j’ai des rendez-vous hors du court et je monte pour abréger.

 

Comment, faute ???

 

Il me passe, avec le concours de la bande qui accroche la balle. Merci le filet. Je souris brièvement et je fais bravo avec la raquette. Le jeune qui est parti il y a une heure avec ma bouteille vide, il l’a mangée ou quoi ? Encore un de ces déglingués dans le style des frères de Marie-Sylvie, avec qui il va falloir faire des Trivial Pursuit tout l’été –dans la mesure où je confirme mon accord pour Pornichet, ce qui n’est pas dans la poche de Marie-Sylvie.

 

… Balle de 2-5 pour votre serviteur (c’est moi qui sers. Votre serviteur. Elle est bonne, celle-là, mais attention la concentr’).

Comment, faute ???

Sur sa chaise bouillante, le beau-frère de la boulotte du secrétariat confirme sans descendre. Il est très rouge. Il est coiffé maintenant d’un chapeau de papier confectionné avec un numéro de L’Equipe, je lis en travers la manchette sur l’O. M., ça me gêne depuis trois jeux.

Je repense à mon service du début du tie break, qui était intérieur ligne. On ne doit pas faire ce genre de cadeau. Les gens n’ont aucune reconnaissance.

 

Changer son jeu au dernier moment ? Pas mal vu, en revanche. A 1-5, deuce. Tu restes au fond, mon pote ? Moi aussi. Et c’est moi qui sais faire les amorties, tu as pas lu ça dans le journal ?

Putain, cette raquette : avec celle d’avant, les amorties masquées, je les programmais depuis le vestiaire. Là, ça fait déjà deux qui restent attachées dans la poêle.

Cette raquette-là, « Prismée dans un nouvel alliage graphito-carbonique avec film anti-humidité », qui m’a coûté l’équivalent d’un mois de pension à ma première femme qui d’ailleurs n’a pas intérêt à venir pleurer dans mon téléphone ces jours-ci, cette raquette-là, elle va alimenter le feu de joie sur la plage de Pornichet le 15 août. Si je vais à Pornichet.

 

Ne pas gamberger.

Première balle de match.

Essayer de se marrer très intérieurement.

Je vais moins me marrer devant le Pharaon avec mon heure de retard, maaaaiiiis….. Ouèèèèèè ! Je viens de lui faire un lob au ras des cheveux, tellement raté qu’il a inventé lui-même un geste nouveau, assez incompréhensible, une sorte de boucle derrière la nuque avec entrechat latéral, et sa balle smashée est partie sans laisser d’adresse.

Il frémit en regardant le ciel, surface bleue.

Ah oui mais ça c’est les nerfs. Je regagne le fond en m’intéressant au bout de mes chaussures. Assouplissements, comme si le match était parti pour durer. Ongles sur les cordes. Ça doit le tuer. EHO. J’AI PAS FAIT SIGNE QUE J’ETAIS PRET !!!

Je rêve ou bien ??? C’est dreamland, là, non ???

 

L’arbitre accorde le point –un service les deux pieds à l’intérieur mais ça n’est même plus la question, je n’étais pas prêt, et l’autre avec L’Equipe de travers sur la tronche genre Panisse au soleil avec son pastis, il m’explique que si chacun faisait signe quand il n’est pas prêt et signe quand il est prêt, les plus petits tournois dureraient deux mois, non mais il me donne la leçon, en plus ??? C’est dreamland ou quoi ???

Et deuxième balle de match. Ça arrive aux plus grands. Calme, calme. Je sautille à tout hasard. Il lève sa balle pour servir… Et moi je lève la main : c’est clair, là ? Vous avez vu que je levais la main ? Merci. « Pourquoi » ? Parce que l’alarme d’une grosse voiture vient de retentir dans la rue –les marteaux-piqueurs sont partis déjeuner- et moi ça me dérange, si ça ne vous dérange pas.

Super, le coup.

Le NC fait rebondir sa balle, tourne sur lui-même, décolle sa chemise trempée de son ventre.

J’attends. Je prends un air comment dire ? Inhumain.

L’alarme cesse. Allons-y.

Première balle, bonne. Je retourne au centre. Il renvoie faiblement au-delà du carré. Revers. Lui aussi, revers, déjà à bout de course. J’avance.

J’allonge soft et je tape des pieds pour lui faire croire que le patron prend le filet. D’ici je peux lire tout ce qui se passe sur son visage –j’ai des défauts, mais je suis un bon lecteur, en sport.

Je reverrai toujours son coup désespéré. Eh oui. Et… Merci le soleil qui a encore changé sa tactique dans le ciel. Merci le vent qui modifie la trajectoire, dans la fraction de seconde où je changeais ma prise dans l’intention de choper à droite en esquissant un trompe-l’œil avec l’épaule gauche. Merci Georges Deniau qui nous a fait comprendre comment le mouvement précédent était simplet. Merci les mâcheurs de hot-dogs, qui passent dans les allées et ne s’arrêtent même pas sur balle de match.

Merci Madame le juge-arbitre qui m’a demandé si je pouvais attendre ce nullos en retard au lieu de le scratcher, et à qui j’ai répondu : « Mais bien sûr, on n’est pas là pour gagner Wimbledon : on est là pour se faire plaisir, non ? »

–       « Merci ! »

C’est lui qui vient de me dire ça, en souriant niaisement à l’arbitre de chaise. Il ajoute, épongeant ses petits mollets noueux :

–       « On boit un pot rapidement ? »

Ta gueule. Plutôt crever.

« Oui, avec plaisir »

Un éléphant, ça trompe énormément…

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *